Dépendance numérique : 3 facteurs d'un sursaut annoncé ?

La dépendance de l’Europe aux services numériques américains coûte 264 milliards d’euros par an et freine sa souveraineté. Entre influence juridique extraterritoriale, retard industriel et court-termisme économique, un sursaut devient crucial pour bâtir une autonomie numérique durable.

Par
Alessandro Fiorentino
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Selon l’étude du cabinet Asterès réalisée pour le Cigref en avril 2025, la dépendance aux entreprises américaines dans le domaine du cloud et des logiciels professionnels coûte 264 mi liards d’euros chaque année à l’Europe. « Si l’Union européenne parvenait, en 2035, à produire 15 % des services de cloud qu’elle achète actuellement aux États-Unis, il en résulterait 463 000 emplois supplémentaires dans l’Union européenne. La hausse rapide des prix des services de cloud pourrait conduire dans 10 ans à une amélioration du solde de la balance courante des États-Unis de 421 milliards d’euros (1) ».

Bien que certains mettent déjà en avant les limites méthodologiques de cette étude fondée en partie sur une extrapolation des dépenses liées aux services cloud et logiciels en France, en s’appuyant sur des données issues d’entretiens menés auprès de seulement six directions des systèmes d’information de grandes entreprises françaises, il convient de préciser que ces dernières ont l’avantage de représenter l’ensemble des secteurs économiques du pays et que cette étude permet d’obtenir une estimation de cette dépendance qui finance près de 2 millions d’emplois aux États-Unis.

Au-delà des aspects économiques, ces chiffres questionnent sur la capacité du Vieux Continent à bâtir une véritable souveraineté numérique.

Un constat qui ne surprend pas le monde de la protection des données

Bien qu’alarmant, ce constat n’est pas une surprise dans le monde de la protection des données. En effet l’Europe avec le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) a cadré en 2016 un ensemble de principes à respecter à destination des États membres et des pays ciblant les européens par le biais de l’extraterritorialité du texte. Les États-Unis avaient déjà recours à l’extraterritorialité de leurs lois pour surveiller et collecter des données à l’échelle mondiale.

La loi FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act), notamment avec son amendement FISA 702, et le Patriot Act, adopté après les attentats du 11 septembre 2001, ont permis aux agences américaines d’accéder aux communications électroniques et aux données des individus, y compris celles de citoyens et d’entreprises étrangères. Ces textes confèrent aux autorités américaines un large pouvoir d’investigation, justifié par des impératifs sécuritaires, mais souvent critiqué pour ses implications sur la vie privée et la souveraineté des États.

De nombreuses entreprises, en particulier ce les opérant à l’international, ont dû adapter leurs pratiques pour se conformer aux exigences américaines, bien autonomie numérique ? Bien avant que le RGPD ne mette en place ce cadre renforcé de protection des données en Europe. Ces enjeux de droit à la vie privée ont également mis en exergue des effets de bords concomitants à notre souveraineté technologique.

Du cloud à la souveraineté : l’enjeu caché de la gestion des données

Nous vivons aujourd’hui dans une Europe vassalisée d’un grand nombre de services américains. Nous prenons tout juste conscience de la situation, de l’impact de cette dépendance sur notre autonomie stratégique et de manière plus large sur notre souveraineté. Nous vivons dans une économie de marché où la majorité des systèmes d’information sur lesquels elle repose sont contrôlées par les GAFAM.

Dans une Europe où Office 365 est la solution collaborative retenue par la Commission Européenne elle-même, ou Microsoft consolide chaque année son hégémonie dans les entreprises et les organisations européennes. En 2023, l’Observatoire intranet et Communication Digitale positionnait Office 365 à la première place des suites bureautiques avec 79% d’entreprises utilisatrices.

Mais malheureusement cela ne s’arrête pas là. Nous vivons également dans une France qui a laissé l’ensemble des données de santé des citoyens être hébergées chez Microsoft Azure. Nous avons laissé les choses se faire en choisissant la facilité d’usage à la place de créer ou choisir nos propres solutions. Le résultat c’est vingt ans de retard et un réveil difficile.

Que faire pour l’avenir de nos enfants ? Lancer une initiative visant à reconstruire une situation actuellement en exergue des problématiques de droit à la vie privée, d’intelligence économique et de souveraineté.

Une “dégafamisation” annoncée ?

Une stratégie “dégafamisation” est aujourd’hui difficile à concevoir pour un grand nombre d’acteurs bloqués dans une vision court-termiste. Pour un décideur, une telle stratégie se traduirait nécessairement par des budgets de fonctionnement à basculer sur de l’investissement alors qu’ils ont tous fait l’inverse il y a dix ans. La cerise sur le gâteau est certainement que cette stratégie induirait un recul technologique principalement dû au “change” et à la reprise en main des solutions alternatives par les utilisateurs européens.

Pour faire simple, tant que notre vision sera voilée par nos objectifs de productivité ou de résultats à court terme, rien ne changera. Mais que se passerait-il si nos a liés ne l’étaient plus ? Que se passerait-il si tous ces services que nous utilisons étaient coupés du jour au lendemain dans un contexte géopolitique différent ? La vie se résume souvent par le même dilemme : agir ou subir ? Avons-nous vraiment le choix ?

Certaines entreprises et organisations adoptent déjà des solutions européennes ou open source pour remplacer les services des GAFAM. Des alternatives comme Scaleway ou OVHcloud sont privilégiées pour l’hébergement cloud, tandis que des outils comme ProtonMail ou Nextcloud remplacent les services de messagerie et de suites collaboratives.

Cette démarche, bien que motivée par plusieurs facteurs : la souveraineté numérique, la protection des données, la réduction des risques liés aux ingérences étrangères reste à la marge. Sommes-nous vraiment prêts à subir ? Non, nous ne sommes pas prêts. C’est pour cela qu’il nous faut construire notre autonomie numérique. Cela prendra du temps. Mais combien de temps mettrons-nous à considérer que notre autonomie stratégique en matière de numérique nécessite de prendre position par des actes forts, bousculer nos habitudes, arrêter d’avoir une vision court terme pour protéger notre société d’une économie mondialisée. La dernière question est sans doute la pire : combien de temps allons-nous encore nous laisser surveiller ?

Alex Türk disait que dans une démocratie, il y a deux exigences fondamentales : la transparence de l’État et l’opacité du citoyen. Les grandes puissances mondiales surveillent le web dans un objectif déclaré de sécurité. Snowden parlait quant à lui d’un objectif sous-jacent de domination économique en évoquant la surveillance de masse. Il est possible qu’une troisième exigence soit également l’opacité de nos entreprises vis-à-vis des puissances étrangères.

La souveraineté n’est pas synonyme d’autarcie, elle est synonyme d’autonomie. Il s’agit de garder notre faculté de choisir, de décider. Il faut espérer que le sursaut que nous observons actuellement puisse nous aider à construire notre autonomie. Il faudrait un engagement et un accompagnement fort de l’Europe pour accélérer l’émergence de champions européens. Cela pourrait peut-être commencer par la validation de la mise en place de l’EUCS intégrant, pour le niveau d’exigence le plus élevé, des critères clairs d’immunité au droit non européen en plus des règles de sécurité techniques et opérationnelles. Arrêtons de subir, passons à l’action et développons.

(1) https://www.cigref.fr/la-dependance-technologique-aux-softwares-cloud-services-americains-une-estimation-des-consequences-economiques-en-europe

Un article diffusé sur Programmez

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